La publication du rapport de la Cour des comptes, suivie des révélations successives de l’Inspection générale des finances (IGF) et des constats du FMI, a mis en lumière une réalité troublante : durant les années Macky Sall, l’État du Sénégal a développé des pratiques financières opaques, parfois en marge des normes budgétaires, conduisant à l’accumulation d’une dette dissimulée estimée aujourd’hui à plus de 11,5 milliards d’euros.
Derrière ce chiffre vertigineux, c’est un système entier qui apparaît fragmenté : procédures internes contournées, engagements non autorisés, prêts dissimulés et absence de contrôle rigoureux. Un endettement caché et une architecture budgétaire contournée . Selon Edward Gemayel, chef de mission du FMI au Sénégal, les enquêtes ont démontré une « intention explicite de cacher ces dettes ».
Les emprunts concernés, contractés auprès de banques locales, ne figuraient ni dans le budget, ni dans les statistiques officielles de la dette. Les établissements payaient directement les prestataires de l’État, créant une boucle financière parallèle, hors du circuit budgétaire légal.
Des hauts fonctionnaires sénégalais confirment que, progressivement, les procédures de contrôle ont été affaiblies. Le ministère des Finances n’était plus la seule autorité à engager les finances publiques ; des comptes bancaires auraient été ouverts sans la validation traditionnelle du Trésor, et certains contrats auraient été antidatés ou modifiés pour contourner les règles comptables.
Cette mécanique a permis de découpler les dépenses réelles des chiffres communiqués aux bailleurs, et d’entretenir l’illusion d’une trajectoire budgétaire maîtrisée.
Du côté du FMI, l’embarras est palpable. L’institution reconnaît que certaines anomalies avaient été identifiées dès 2023, notamment lors de l’inventaire réalisé par le cabinet Forvis Mazars.
Des divergences importantes ont été relevées dans la dette extérieure déclarée : 17 milliards de dollars rapportés à la Banque mondiale, pour une réalité avoisinant 22,5 milliards.
Face à ces incohérences, le Fonds a lancé une revue interne sans précédent.
Un cadre de l’institution confie : « Nous essayons de comprendre pourquoi ces dérives n’ont pas déclenché d’alertes ».
Plusieurs témoins interrogés par Jeune Afrique décrivent la seconde moitié du dernier mandat de Macky Sall comme une période d’emballement, marquée par une frénésie d’investissements, alors que le chef de l’État envisageait encore un troisième mandat. Les projets prestigieux se sont multipliés : TER, autoroutes, AIBD, routes, programmes énergétiques… parfois sans cohérence économique.
Un ancien cadre international l’affirme : « Le gouvernement a dépensé pour consolider un soutien populaire, sans toujours mesurer l’impact budgétaire. » De nombreux projets phares du Plan Sénégal
Émergent ont dépassé leurs budgets initiaux. Le TER Dakar–Diamniadio, prévu à 568 milliards FCFA, atteint au final 788 milliards. L’AIBD, dont le coût annoncé variait entre 303 et 407 milliards FCFA, vient s’ajouter à une longue liste d’infrastructures onéreuses.
À Diamniadio, le bâtiment destiné à accueillir plus de 2 400 employés de l’ONU — 175 milliards FCFA — demeure vide, tandis qu’Air Sénégal, endettée à hauteur de 100 milliards FCFA, peine à honorer certaines échéances.
Avec la révélation de la dette cachée, le Sénégal se retrouve dans une situation critique.
Les recrutements publics sont gelés, les investissements suspendus, les agences peinent à payer fournisseurs et prestataires. La note souveraine du pays a été dégradée trois fois en un an par Moody’s, renforçant la défiance des marchés.
Un représentant du patronat résume la situation : « L’État n’a plus d’argent. Et quand la commande publique s’effondre, c’est toute l’économie qui plonge. »
Macky Sall rejette les accusations, parlant d’un « procédé politique », affirmant que les comptes ont toujours été certifiés par la Cour des comptes. Son camp préfère évoquer un problème de classification comptable plus qu’une dette dissimulée. Le Premier ministre Ousmane Sonko, lui, parle de « haute trahison », affirmant vouloir engager des poursuites. Mais plusieurs juristes pensent que l’action sera difficile, les prêts ayant été contractés par le ministère des Finances.
Un avenir suspendu aux négociations avec le FMI
Le Sénégal et le FMI peinent à s’entendre. Le président Bassirou Diomaye Faye adopte une approche conciliante, tandis qu’Ousmane Sonko et son ministre Abdourahmane Sarr affichent une ligne plus dure, refusant une restructuration de la dette jugée « humiliante ».
Le FMI exige désormais : un suivi transparent et public de la dette, une centralisation de la gestion au ministère des Finances, une clarification des responsabilités. Jusqu’ici, Dakar refuse la transparence totale réclamée. Une certitude : le Sénégal paiera longtemps le prix des dérives passées
Tous les experts s’accordent : la crise actuelle est directement liée aux pratiques financières et politiques du régime précédent, caractérisées par : le contournement des procédures, l’accumulation de dettes hors budget, la manipulation des écritures, une frénésie d’investissements non maîtrisés,
et une communication budgétaire insuffisante envers les bailleurs.
La dette cachée n’est pas seulement un scandale comptable : c’est le révélateur d’un mode de gouvernance qui a privilégié la logique politique au détriment de l’équilibre économique.


